mardi 10 août 2010

I comme Imaginer

- « La bataille imaginée est inséparable de la bataille réelle : ce sont les anticipations de victoire et de percée qui donnent son étendue au désastre. » « Si la bataille fait événement avant l’événement, c’est parce que les acteurs en devinent et en espèrent, individuellement et collectivement, l’issue. »
- Les espoirs et les anticipations des soldats, leur vision de leur futur, forment un « horizon d’attente » (R. Koselleck).


Indices : une connaissance par traces et par déductions

- Souvent coupés du monde civil et de la presse, pour lesquels l’offensive Nivelle n’est pas un secret et constitue même un objet de débats, les soldats comptent avant tout sur leur expérience de la guerre pour se former leur propre opinion.

- La perspective de l’attaque est d’abord diffuse, parce l’on sort de l’hiver et que l’on attend comme chaque année la « grande offensive de printemps ».
- L’accumulation d’hommes et de matériel est un indice évident des préparatifs : « Toute la DI se livre à d’importantes manœuvres qui laissent présager une offensive pour le printemps prochain. » (Louis Désalbres)
- On cherche ensuite confirmation par le contact avec les autres : ce sont les « rumeurs », les « bruits », mais aussi les conversations qui permettent d’en savoir plus sur une destination ou un projet du commandement, qui laisse le plus souvent les soldats dans l’ignorance. Le vaguemestre et, surtout, la « popote », jouent un rôle essentiel ; « la roulante constituait pour nous le trait d’union entre nos lignes, où nous étions isolés de tout, et le même monde extérieur, ou intérieur. A chaque distribution de vivres, c’est-à-dire chaque nuit, les hommes de corvée apportaient les dernières nouvelles du dehors. » (Antoine Grillet)
- Enfin, les hommes se fient aux « indices corporels ». Le paquetage en est un, très fiable : « Nous touchons des vivres pour 6 jours. On fait des paquetages d’attaque : les couvertures et les vivres roulés dans la toile de tente portée en sautoir, les musettes pleines de grenades, fusées, cartouches, etc. » (Xavier Chaïla). L’équipement impeccable des troupes, la multiplication des défilés, autant d’éléments qui annoncent la future attaque.


A l’horizon, « l’offensive finale »

- Malgré les difficultés qui existent pour percevoir le réel état d’esprit des soldats, surtout face aux processus de réécriture ou de modification de la mémoire, « il est clair que c’est l’espoir qui domine les représentations, beaucoup de soldats attendant de l’offensive qu’elle mette fin au conflit. Toutefois, leur horizon d’attente se partage entre optimisme et crainte, entre conscience de la force et risques du secret éventé. »

- On espère une opération « décisive » mais aussi économe en hommes : c’est pourquoi certains soldats insistent sur la présence des chars, armes nouvelle sur laquelle on compte beaucoup (« Devant nous, nous aurions de nouveaux engins extraordinaires, dévastateurs et irrésistibles », Lucien Auvray)
- Les craintes des soldats tiennent avant tout au secret, que l’on estime indispensable à la bonne réussite de l’attaque. « Devant notre activité, l’ennemi se remue de plus en plus, nous ne cachons toujours pas nos mouvements, nous n’avons jamais vu une chose pareille. On croirait que le dirigeant de l’attaque fait tout pour que l’ennemi suive tous nos préparatifs et cependant la vie de combien d’entre nous est en jeu ! » (Paul Mencier)

- Au total, « à la vue des nombreuses divisions concentrées dans cette région, une confiance générale règne dans la troupe. » « Le moral des hommes est grand. C’est même de l’enthousiasme, on plaisante, on s’interpelle dans toutes les sections. Ca va être la percée. Le Boche va recevoir une avalanche sur le dos. C’est la fin de la guerre pour cette année. » (Louis Désalbres, 31 mars et 12 avril 1917)


Discours : la forme officielle et mobilisatrice des anticipations

- Le message sans précision du général Nivelle (« L’heure est venue. Confiance et Courage. Vive la France ») montre bien que tout le monde connaît la nature de l’offensive qui va se déclencher et son importance pour le sort de la guerre. « L’horizon d’attenter partagé se dévoile donc ici nettement. »
- Dans les unités, les discours insistent sur la « masse », gage de succès, sur la prochaine libération du territoire et sur la minimisation du coût humain.
- « Derrière la fonction de mobilisation qu’ils remplissent, ces discours révèlent que le modèle suivant lequel la bataille est imaginée et anticipée est partagé par les chefs et les soldats. Lorsque éclatera sa complète inadéquation à la réalité, la crise n’en sera que plus profonde. »


- « Une partie importante de la bataille est engagée bien avant qu’elle ait commencé, et ce que les survivants en diront dans leurs témoignages en porte la marque, celle d’une amère désillusion. »





Source : André Loez, « La bataille avant la bataille : imaginer et deviner l’offensive », in N. Offenstadt (dir.), op. cit., pages 179 à 187 (les citations sont de l’auteur, sauf indication)

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