jeudi 26 août 2010

S comme Sens (cinq)

Un regard sur le champ de bataille

- Contrairement à la plupart des batailles de la guerre, celle du Chemin des Dames n’échappe pas au regard de par la topographie variée des lieux et de la profondeur sur laquelle se trouve les soldats.
- « Avec une jumelle à prismes, que j’ai ‟barbotéˮ à un officier allemand prisonnier, je regarde ce qui se passe sur le front (quand mon travail me le permet). Je vois des troupes qui se déplacent dans les tranchées françaises, à flanc de coteau. La vue est encore assez nette. Nous sommes à 5 ou 6 kilomètres du front, à vol d’oiseau. » (Georges Durand, chef de poste au 10e C.A du général Duchêne)
- Les soldats qui combattent ont moins accès à ces vues d’ensemble, mais des indices visuels leur permettent néanmoins de comprendre les événements : troupes qui refluent, colonnes de prisonniers ou blessés, tension des officiers, etc.


Confusion et clarté

- Le « paysage sensible » des soldats, c’est avant tout le bruit : « On ne peut plus parler, on ne s’entend même plus. Les ordres sont donnés par gestes. Qu’est-ce qu’ils doivent prendre en face ! Cela nous rappelle Verdun et nous comprenons la situation là-bas. » (Paul Mencier)
- La confusion règne dans les souvenirs des combattants. « L’air vibrait. Par instants, des geysers de pierraille surgissaient au-dessus de la tranchée : la riposte allemande. Nous étions là, en pleine bataille, un peu sourds, insensibles, mais anxieux de la suite. Le colonel ouvrait la bouche, faisait des signes en soulevant sa canne. On ne l’entendait pas. » (André Zeller)
- Les moments de pertes de repères visuels et sonores (direction et provenance des projectiles, ordres et orientation impossibles) alternent avec des répits où l’on saisit à nouveau les choses, « entre anesthésie et extrême attention » (A. Loez) : « C’est pendant un court moment de calme que nous pouvons apercevoir devant nous une rangée de barbelés intacts dans lesquels nos soldats sont venus se briser. » (Maurice Peurey)


S’informer et s’orienter

- Sur des terrains bouleversés, qui ne correspondent plus aux cartes, et face à un échec qui remet en cause tous les plans initiaux, il est très fréquent que des hommes se perdent et ne trouvent pas la direction où aller, attendant pendant des heures dans des trous d’obus ou des abris que quelqu’un vienne les aider. Xavier Chaïla décrit bien cette errance près de Berry-au-Bac : « Sur ces entrefaites j’avais complètement perdu contact avec le régiment et, devant la violence du bombardement, je fis comme les fantassins, je creusai un trou pour me mettre à l’abri, mais au bout d’un instant, je résolus d’aller plus loin » ; après avoir croisé et accompagné des soldats eux aussi perdus, vers l’arrière, il repart au le front, « seul, en terrain inconnu, au petit bonheur. »
- Tous les sens sont en éveil dans ces conditions, car on ne sait pas qui l’on va croiser, ami ou ennemi, dans ce « vaste labyrinthe », « véritable dédale où les boyaux se croisent et s’entrecroisent à chaque instant dans toutes les directions. » (Emile Carlier)

- Les soldats cherchent à se repérer et renseigner par tous les moyens, notamment grâce aux blessés légers. Les informations officielles existent aussi mais passent : les agents de liaison font un travail rendu très complexe et lent mais vital (« De très rares agents de liaison arrivaient de l’avant, entre deux rafales, avec des renseignements pratiquement nuls », remarque André Zeller). Les câbles téléphoniques sont en permanence coupés par les bombes et les communications entre fantassins et artillerie très difficiles.


Comprendre le « paysage sonore »

- L’expérience des soldats au front compense le manque de repères : « Allant à l’aveuglette, je dois me fier à l’instinct, au flair, au sens de l’orientation que trois ans et demi de vie dans la nature ont développé chez chacun de nous. » (Paul Ricadat)
- L’ouïe joue alors un rôle essentiel pour reconnaître et éviter les dangers, notamment lors des bombardements ; il s’agit d’identifier et d’anticiper les différents types de projectiles (« A partir de ce moment et tout l’après-midi, il faut remettre son masque tous les quarts d’heure : on reconnaît bien les éclatements mats des obus spéciaux. » Lucien Laby en mai 1917)
- Les réflexes et la coordination entre l’oreille et le corps sont essentiels pour sauver sa vie. Paul Mencier livre ainsi son « secret » : « Je n’échappe que grâce à mes plats-ventres. Ce truc me réussit toujours et je ne fais pas faute d’en profiter. » Ainsi les combattants peuvent-ils avoir le sentiment de contrôler un peu leur destinée …


Des sensations insoutenables

- Il y a d’abord la souffrance physique, accentuée par les très mauvaises conditions climatiques d’avril 1917 puis par les difficultés de ravitaillement (la soif et la recherche de n’importe quelle source d’eau sont des thèmes récurrents chez les soldats).
- Les visions d’horreur offertes par la bataille sont aussi omniprésentes : « Par terre, une main coupée ; plus loin, un paquet d’entrailles, Sali de poussière. On se raidit, on se crispe. Seul, j’hésiterais peut-être ; à la tête de mes poilus, je me ferais hacher plutôt que de ralentir. » (J. P. Biscay)
- La présence de la mort est partout, encore plus celle des blessés et de la souffrance des autres. Emile Carlier décrit ainsi la scène suivante : « Un blessé dont une partie de la main vient d’être emportée par un éclat d’obus, passe en courant, agitant son moignon sanglant. Un second blessé lui succède. Celui-là a été frappé à la tête. Il trébuche comme un homme ivre. Le sang qui coule de sa blessure l’aveugle et lui fait un masque hideux. »
- Il faut aussi tenir compte des odeurs, odeurs nauséabondes des champs de bataille, odeurs de la mort (J. Fontenioux évoque les « affreux relents » qui sortent des creutes où des soldats se sont retrouvés bloqués), odeurs des hôpitaux (« une atmosphère d’éther et de sueur fétide, d’iodoforme et de crasse chaude » comme le dit Marcel Fourier).


- Le traumatisme lié à toutes ces sensations est profond : « J’ai vu redescendre les survivants : blancs de la craie de Champagne, hagards, à demi morts de fatigue : huit jours après, ils n’étaient pas encore redevenus normaux. » (Octave Clauson)





Source : André Loez, « ‟Le bruit de la batailleˮ. Le paysage sensible du combattant sur le Chemin des Dames », in N. Offenstadt (dir.), op. cit. pages 194 à 205

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